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Du bienfait des îles ce que je prends du monde (suite). (page dédiée à Frédéric C.) Mercredi 30 décembre 2015 Bâle (voir fin de la page précédente) Museum für gegenwartskunst 16h Nous nous arrêtons particulièrement devant deux tableaux, dont celui ci : Die Toteninsel,(connu en français sous le titre L'Île des morts), de Arnold Böcklin, peint en 1880. Ce tableau est connu car il en existe 5 versions éxécutées de 1880 à 1886, dont la quatrième peinte en 1884 a été détruite lors des bombardements de Rotterdam pendant la seconde guerre mondiale. J'en avais déjà vu une version, exposée lors de cette formidable exposition La Mélancolie conçue par Jean Clair alors qu'il était conservateur général et directeur du musée Picasso, au Grand Palais d'octobre 2005 à janvier 2006, et qui était la troisième version, celle peinte en 1883 et conservée au Staatliche museum, National galerie de Berlin. Hors de question d'analyser en détail ce tableau dont la suite a suscité des milliers d'interprétations et d'utilisations, qu'elles soient picturales (peinture, Bande dessinée, décors de théâtre ou d'opéras...), musicales (Rachmaninov...), littéraires (Marguerite Yourcenar...), architecturales... Bref la toile exposée là à Bâle (qui est en fait une huile sur bois) est la première version, peinte en mai 1880, grande toile de 1,56 m sur 1,10 m. Ce qu'il faut juste savoir, c'est qu'en avril 1880, quand Böcklin travaille ce tableau, il reçoit la visite (il était
alors à Florence)
et la commande d'une
certaine Marie Berna-Christ qui lui demande un tableau "propice à la rêverie". Böcklin décide alors de reprendre ce tableau (qui plaisait à Marie Berna) et d'en faire un deuxième. Mais il ajoute sur la barque, à la demande de sa commanditaire la forme blanche et un cercueil. Cela lui convient tellement qu'il décide de les rajouter sur la première version (ci-dessus). Le tableau commandé est fini en juin 1880. Il se trouve aujourd'hui au Métropolitan Museum of art de New-York. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui la deuxième version de taille légèrement plus petite (1,21 m sur 73 cm) : Pour comprendre l'ajout demandè par la commanditaire, il faut savoir un peu de la vie de cette femme.
D'origine américaine elle avait épousé en 1864 un diplomate allemand, du nom de Berna qui était mort l'année suivante. Longtemps veuve, quand elle commande 16 ans plus tard ce tableau c'est qu'elle va se fiancer avec le comte Waldemar von Oriola (qu'elle épousera en décembre 1880). On comprend donc la commande de ce tableau par cette femme, qui pourra marquer à la fois la fin d'un deuil et le renouveau de sa vie. Ce tableau affirme que si elle choisit la vie elle n'en oublie pas pour cela son ancien compagnon qu'elle accompagne ainsi pour le confier à cette île. Ce tableau plut beaucoup pour son romantisme et à la fin du siècle on en trouvait une reproduction dans de nombreux foyers allemands.
On ne peut pas ignorer le mythe grec de Charon , le "nocher des enfers" (le nocher est celui qui conduit une embarcation),
fils d'Erèbe (les ténèbres) et de Nyx (la nuit) et
qui contre un péage avait le pouvoir de faire traverser le fleuve Achéron (ou selon d'autres sources le Styx) l'âme des défunts vers le séjour des morts. On note aussi qu'à partir de la troisième version le ciel nocturne et sombre s'éclaircit. On voit qu'il n'y a rien derrière l'île, qu'elle est vraiment isolée, éloignée de toute réalité. Elle n'est qu'un ailleurs inconnu. On oublie un peu Madame Berna. La mort n'est qu'un passage calme. La mer est d'huile, on n'entend que le bruit des rames dans l'eau. Dans le dernier tableau le passeur est un homme noir, sans doute pour indiquer qu'on est bien loin de nos contrées. La forme blanche est comme un fantôme, un ange. Le cercueil est toujours couvert de guirlandes de fleurs. Au fil du temps la barque se rapproche de la porte d'entrée et l'ange s'incline, salue à la fois le défunt et la porte d'entrée de son nouveau royaume. Tout au long des versions, les constructions humaines aménagent l'île et la transforment en véritable tombeau, plus rassurant que
la nature sauvage du début. À partir de la troisième version Böcklin rajoute à l'extrème droite un tombeau avec ses initiales A.B. Böcklin s'ajoute comme artiste aux élus. L'île devient symbolique : l'art est un chemin inaccessible et infini. Mort et solitude sont synonymes. Du néant sort la matière de la création.
Commandée "pour inciter à la rêverie", cette oeuvre n'est pas placée sous le signe du désespoir. Les cyprès expriment désespoir et mort MAIS AUSSI
"la liberté et la transcendance" (Franz Zelder). Cette crique n'est pas forcément le port de l'oubli. Au contraire, nous qui sommes encore sur l'autre rive nous devons préserver l'image de celui qui s'en va. En espérant que le nocher n'oubliera pas de revenir nous chercher un jour et que la mer sera toujours d'huile. "Plus rien n'a de lien désormais avec moi.
(R.M. Rilke "L'aveugle" (Le Livre des images)
Tout m'a abandonnée. Je suis une île." |